Muntaseen Abdul Mannan, en stage à la Fondation Francès, nous offre son regard sur une œuvre de la collection Francès : Miriam Cahn, Übermalfreude.
INTRODUCTION
En 2023, l’exposition de Miriam Cahn au Palais de Tokyo a suscité une vive controverse : une de ses œuvres représentant une scène de viol de guerre a été accusée par certains groupes politiques et religieux de
« pédopornographie ». Face à cette attaque, l’artiste suisse a tenu à rappeler le sens de son travail qui est de donner forme à l’horreur, dénoncer les violences faites aux corps, en particulier ceux des plus vulnérables. Ce scandale a paradoxalement renforcé la portée de son geste artistique qui est de déranger, bousculer et montrer ce que l’on ne veut pas voir.
Miriam Cahn, artiste suisse née en 1949 à Bâle, s’inscrit dans une génération d’artistes où le geste créatif s’articule avec une pensée engagée. Marquée très tôt par les mouvements féministes et antinucléaires des années 1970, son travail plastique est indissociable d’un positionnement critique face aux structures de pouvoir, aux violences systématiques et aux formes d’invisibilisation des corps. Dans Übermalfreude (2013), peinture à l’huile de grand format, l’artiste déploie une figuration charnelle et éthérée du corps, en tension entre apparition et effacement. Cette œuvre, au-delà de son aspect visuel, engage une véritable confrontation avec le regardeur.
L’exposition de Miriam Cahn au Palais de Tokyo en 2023, bien que saluée par la critique, a également été le théâtre d’une polémique intense autour de certaines de ses œuvres. Accusée à tort de promouvoir des images à caractère pédopornographique, Cahn s’est retrouvée au cœur d’un débat mêlant puissance de son œuvre qui est dérangeante, provocante, mais toujours nécessaire. Elle montre que l’art, et particulièrement l’art de Cahn, est encore capable de produire un trouble social, de provoquer des débats fondamentaux sur la liberté de création, la représentation du corps et les limites de la visibilité.
Dans ce commentaire, nous cherchons ici à analyser Übermalfreude comme un espace de résistance, une surface où le corps devient à la fois sujet, médium et territoire de lutte. Pour ce faire, nous développerons notre propos en trois parties. Tout d’abord, nous aborderons les choix plastiques et esthétiques de Cahn, ensuite nous étudierons la question du corps comme vecteur d’expérience politique et sensorielle et enfin nous discuterons de la dimension engagée et universelle de l’œuvre à travers sa capacité à produire un trouble.
I. L’ESTHÉTIQUE DU SURGISSEMENT : FORMES, COULEURS, TECHNIQUES
Übermalfreude se présente comme une peinture à l’huile sur toile, au format horizontal (85 x 160 cm), typique de la pratique de Cahn qui explore l’espace pictural comme une scène. Dès le premier regard, ce qui frappe est le contraste violent entre les tons sombres de l’arrière-plan et l’éclat quasi phosphorescent de la figure centrale. La silhouette humaine, nue et androgyne, semble jaillir du fond noir avec une intensité presque surnaturelle.
Les traits son flous, les contours fondus. Miriam Cahn ne cherche pas la précision anatomique mais plutôt une vérité sensorielle. L’huile, souvent appliquée au doigt ou avec des outils non conventionnels, offre un rendu organique, irrégulier et vivant. Le corps peint semble flotter, suspendu entre révélation et disparition. Il est présent mais insaisissable, comme une empreinte ou un spectre. Elle travaille souvent au sol et Cahn revendique cette technique gestuelle comme une forme d’écriture instinctive, refusant l’académisme pour privilégier l’impact direct. Cette pratique trouve son origine dans ses débuts comme dessinatrice et dans son intérêt pour les pratiques performatives.
Cette manière de traiter le corps s’accompagne d’une palette chromatique expressive. En effet l’utilisation du rouge vif pour les chairs, du bleu ou du violet pour les ombres, sur un fond obscur souligne cette palette chromatique expressive. L’artiste convoque une vision presque primitive du corps dépouillé de tout artifice, ramenée à une intensité brute. Ces couleurs ne sont pas décoratives, elles traduisent des états émotionnels ou des expériences corporelles. Le rouge, récurrent dans son œuvre, peut ainsi évoquer à la fois la vie, la chair et la violence.
II. LE CORPS COMME CHAMP DE FORCES : VULNÉRABILITÉ, EXPOSITION, CONFRONTATION
Le corps dans Übermalfreude n’est pas simplement représenté : il est mis à nu, offert au regard. Mais cette exposition ne s’inscrit pas dans une logique voyeuriste. Au contraire, il s’agit d’une confrontation. La figure regarde souvent le spectateur, de face, les yeux grands ouverts. Cette frontalité oblige le regardeur à se positionner. En effet, il ne pourra pas être neutre car il est désormais impliqué.
Ensuite, ce face-à-face met en jeu la vulnérabilité car le corps est sans défense, sans nom, sans attribut. Et pourtant, il affirme sa présence avec force. Il résiste à l’effacement. Ce paradoxe, entre fragilité et puissance, est au cœur du travail de Miriam Cahn. Il renvoie aussi aux corps marginalisés comme les femmes, les enfants, les survivants des violences, les exclus des normes sociales. Cette approche fait écho à l’idée du « corps exposé » développée dans la philosophie féministe contemporaine, notamment chez Judith Butler, pour qui la visibilité du corps vulnérable est aussi un lieu de revendication politique.
Par cette mise à nu, Miriam Cahn engage une esthétique du trouble. Ce n’est pas la beauté qui compte, mais l’impact émotionnel. L’image devient une surface sensible, qui renvoie à nos peurs, nos colères, nos responsabilités. « Montrer ce qui dérange », dit-elle, est une manière de résister. Dans une époque saturée d’images lisses et normées, l’artiste utilise la peinture comme une friction, une mise en tension du regard et de la conscience.
III. UNE PEINTURE ENGAGÉE : DE L’INTIME AU POLITIQUE, DU SINGULIER À L’UNIVERSEL
Depuis les années 1990, l’engagement politique de Cahn est inscrit dans son geste artistique. Elle mêle dans ses œuvres le récit intime et les réalités collectives. Si Übermalfreude semble de prime abord d’ordre introspectif, il participe en fait d’une démarche plus large, donner corps à l’indicible. La violence, l’exil, le traumatisme, la solitude s’incarne dans ces figures qui hantent la toile.
Le titre lui-même, Übermalfreude, peut se traduire par « le plaisir de trop peindre » ou « la joie de peindre par-dessus ». Il contient une forme de jubilation, mais aussi une volonté d’effacement ou de réécriture. C’est là une stratégie, peindre pour couvrir, pour dévoiler autrement, pour re-signifier le visible. Cette superposition de couches évoque une histoire qui ne peut être dite d’un seul trait, mais qui se construit dans l’accumulation, le recouvrement et la réminiscence.
L’artiste Miriam Cahn fait du geste pictural un acte de survie, de reprise de pouvoir. Dans ses performances, elle peint au sol ; à hauteur de corps, dans une relation directe et physique avec la matière. Cela rend son travail proche de rituels archaïques, comme si la peinture redevenait un langage premier, préverbal, instinctif. Elle considère l’art comme un prolongement du corps, un exutoire pour les violences subies, mais aussi un vecteur d’empathie.
Son art en ce sens, n’est pas un commentaire mais une expérience. Il ne raconte pas, il fait sentir. Il invite le spectateur à entrer dans une zone d’inconfort, nécessaire pour voir autrement. Cette volonté de troubler et de faire ressentir a été au cœur de la polémique suscitée lors de son exposition au Palais de Tokyo en 2023, où certaines de ses œuvres furent temporairement retirées avant d’être réintégrées. Cela témoigne de la puissance politique de son œuvre, mais aussi de sa capacité à interroger les limites de la représentation.
CONCLUSION
Übermalfreude de Miriam Cahn s’inscrit dans une démarche artistique où la peinture est à la fois surface plastique et territoire de lutte. Le corps, tel qu’elle le représente, est un lieu de mémoire, de traumatisme mais aussi de résilience. Il se tient entre visible et invisible, entre silence et cri.
Par ses choix esthétiques audacieux, son engagement féministe et sa volonté de dévoiler les formes d’oppression et de douleur, Cahn nous oblige à regarder autrement, ses créations artistiques ne proposent pas de réponses, mais ouvrent des questions, provoquent des émotions, déstabilise.
Dans une société marquée par l’uniformisation du visible et la marchandisation des corps, une œuvre commeÜbermalfreude agit comme un acte de résistance, un cri silencieux, une présence qui persiste, une peinture qui nous regarde.
Ce n’est donc pas un hasard si Übermalfreude a intégré la collection Francès, dont l’un des axes majeurs d’exposition et de réflexion porte sur les représentations du corps contemporain. Dans ce contexte, l’œuvre de Miriam Cahn agit comme un prisme, c’est-à-dire qu’elle condense les enjeux du corps sensoriel et visuel intense. Ainsi, Übeemalfreude ne se contente pas d’exister sur une toile, elle persiste en nous, comme un souffle, une secousse, un miroir troublant de notre humanité.
Miriam Cahn, Übermalfreude, 2013, huile sur toile 85 x 160 x 3 cm. Collection Francès
SOURCES PRINCIPALES
Pour rédiger ce commentaire d’œuvre j’ai utilisé les sources principales suivantes :
- Dossier de presse de l’exposition « Ma pensée sérielleé – Palais de Tokyo (2023)
Cette source présente un panorama complet de la pratique de Miriam Cahn, avec une analyse de ses thématiques récurrentes (le corps, la violence, l’engagement, la mémoire).
- Catalogue de l’exposition « Miriam Cahn : Ich als Mensh » -Kunstmuseum Bern (2019)
Cette source m’a été très utile pour comprendre le rapport de l’artiste au corps, à la peinture comme acte performatif, et à ses engagements féministes
- Entretien avec Miriam Cahn dans ArtPress n°482 (février2021)
L’artiste y parle de son processus créatif, du rôle du corps, et de son rapport à la violence et à la mémoire.
- Livre : « Miriam Cahn : Corps et guerre », ed. JRP/Ringier, 2012
Ce livre propose des essais critiques et une réflexion sur la portée politique et émotionnelle de ses œuvres.
- Site officiel de Miriam Cahn
Contient une grande partie de ses œuvres, ainsi que ses textes et manifestes.
- Critiques dans Le Monde, Libération et feize (entre 2018 et 2023)
Notamment à l’occasion des expositions à Paris, Bâle, ou Kassel (Documenta 14 et 15).
- Judith Butler, Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence, 2004
Ses réflexions permettent d’approfondir le rapport entre exposition corporelle et résistance.
- Miriam Cahn, DRAWING ROMME CONFESSIONS, 2011
- Miriam Cahn, I AS HUMAN, 2019
- Miriam Cahn überdachter flluchtwege, 2006,