#Vendredi lecture – Anachroniques, Daniel Arasse

 

Daniel Arasse (1944-2003) est l’un des plus éminents historiens de l’art de notre époque. Bien que son domaine de spécialité concerne Léonard de Vinci, dont il a écrit plusieurs monographies, et la Renaissance italienne, son intérêt s’est souvent tourné vers d’autres artistes et époques. Il écrit en 1992 Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture[1], un recueil de plusieurs de ses ekphrasis destiné à interroger le dialogue entre l’œuvre et son regardeur. A cet ouvrage fait écho un second qui paraît quelques années plus tard, On n’y voit rien[2]Ce livre fait office, à bien des égards, de manifeste. S’extirpant des carcans académiques de la grande Histoire de l’Art – moquée gentiment entre les lignes – il écrit plusieurs dialogues entre un maître historien et son jeune disciple, démontrant à quel point l’érudition ne peut être séparée de l’observation et combien un esprit vif prévaut à un savoir infini. Il questionne le détail incongru d’œuvres étranges ou célèbres comme les fameuses Niñasde Velasquez. Avec une certaine malice et pédagogie, Daniel Arasse nous livre le fruit de son œil critique et acéré dans une forme ludique qui convient même aux moins initiés.

Ces dérives hors des sentiers de l’École florentine ne restent pas uniques. Après avoir livré un troisième ouvrage intitulé Histoires de peintures[3], qui confirme encore une fois le pouvoir de l’observation pour un historien de l’art, il est appelé à traiter d’un art plus contemporain. L’historien convoque alors sa plume et sa curiosité au service d’une analyse volontairement déviante, afin de dresser une monographie de l’artiste Anselm Kiefer[4](1945-). Cette escapade dans l’analyse contemporaine le pousse à interroger les limites de son expertise. C’est dans la préface du recueil que nous étudions aujourd’hui, Anachroniques, que Catherine Bédard nous livre cette réponse : « Daniel Arasse pose […] la question frontalement, notamment dans ses Histoires de peintures, pour préciser que l’art sur lequel il se sent autorisé à écrire est celui où il voit à l’œuvre la ‘‘relève contemporaine d’enjeux artistiques anciens’’[5]»[6]. Réfléchissant par le prisme de la portée intellectuelle de l’art d’hier et d’aujourd’hui, Daniel Arasse nous livre dans Anachroniques des réflexions vives et aiguisées.

Cet ouvrage se compose de dix textes écrits de 1993 à 2003. Daniel Arasse y consigne ses pensées autour d’artistes intimes et méditatifs, comme Andres Serrano, qui dans la grande tradition des transis, photographie dans sa série « Morgue » des cadavres presque christiques. Le second texte analyse le travail combiné de deux photographes, Alain Laframboise et Ian Paterson. Daniel Arasse compare ces deux maîtres de l’illusion photographique, du photomontage qui rejette le numérique. Encore une fois, à force d’observation il dégage de leurs travaux, si différents qu’ils sont, une mélancolie du souvenir et une contemplation intrinsèque. Vint ensuite le troisième texte, à propos de La Fermede Michael Snow. Cet artiste reprend la pellicule d’un film dans lequel figurent des vaches paisibles dans un pré. Ces pellicules ont ensuite été agrandies et montées pour enfin être présentées par l’artiste comme une œuvre d’art. L’historien de l’art interroge ce processus de raréfaction de la pellicule, de son montage à son exposition. Le quatrième texte concerne Anselm Kiefer, et le jeu de textes et d’images qu’il mène sur le terrain du souvenir – notamment de l’holocauste juif -. Daniel Arasse l’érige en Vulcain moderne, en démiurge créateur et gardien d’une mémoire déchirée. Revenant à une époque plus moderne, il fait un long détour par l’analyse de « La solitude de Mark Rothko », qui selon lui, « n’est pas actuel, […] n’est même pas contemporain, c’est un innovative modernist, quelque chose comme le dernier old master »[7]. Rothko, selon Daniel Arasse, serait un peintre expressionniste abstrait, aux œuvres monumentales caractérisées par leur intimité, entre mysticisme et humanité philosophique. L’historien le classe dans la catégorie du « sublime abstrait »[8], notamment par l’observation de ses Peintures noires, une série de toiles monumentales entièrement noires, dont le mysticisme coloriste atteint son paroxysme.

L’historien se dirige ensuite vers Cindy Sherman et sa photographie « féministe »[9] qui pose la question de l’identité des femmes dans une société vue par le prisme masculin. Il interroge la photographie de cette artiste à l’extérieur du succès qui fut le sien, le rapprochant des grottes maniéristes du XVIesiècle et du mythe de Narcisse. Comme un écho, il passe ensuite au travail de Max Beckmann et à ses miroirs. Ce peintre épris de natures mortes et de portraits dans la tradition cubiste se place dans la grande tradition des artistes du XVIIesiècle qui théorisent l’art comme une imitation de la nature, subordonnée aux grâces naturelles du monde. Le peintre utilise les miroirs comme une image de la nature, perfectible tant qu’elle n’est pas copie sous le pinceau de l’artiste. Il questionne la vraisemblance du reflet et la réalité dans ses toiles qui ne dépeignent pas le vrai, mais le vraisemblable. Le miroir se fait vecteur de l’émotion, de la profondeur du sujet. Ensuite, Daniel Arasse se fait exégète du travail d’Éric Rondepierre, dans un chapitre intitulé « Des images de rêve ». Il y questionne le voyeurisme aveugle du photographe dont la spécialité réside dans le fait de photographier des photogrammes. L’artiste interroge la matérialité de l’image cinématographique à travers ses extraits composés et décomposés d’images qui signifient selon lui la mort du corps filmique[10]. L’avant-dernier texte concerne le travail d’Alain Fleischer, une série photographique intitulée Exhibition. L’artiste photographie de nuit des projections d’images pornographiques sur les murs de villes diverses. Cette rencontre du public et de l’infiniment intime provoque une surprise et un malaise teinté d’amusement. Enfin, Daniel Arasse conclut avec « Ostinato Rigore », qui revient sur l’expérience artistique de James Coleman au Louvre, en confrontation à l’œuvre de Léonard de Vinci.

 

Anachroniques est donc un ouvrage aux thèmes extrêmement variés et curieux, qui ne cessent de bousculer une théorie définie de l’art. Daniel Arasse pense ses analyses comme des anachronismes domestiqués, contrôlés, atténuant leur caractère sauvage par des descriptions strictes et qu’il permet d’étendre en dehors des sentiers tracés grâce à son expertise incontestable.

 

Par Léa, en service civique Recherche et documentation.

[1]Daniel ARASSE, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Ed. Flammarion, 1992, réédition 1994, 2014.

[2]Daniel ARASSE, On n’y voit rien. Descriptions.Ed. Denoël, 2000, réédition Ed. Folio-poche 2002.

[3]Daniel ARASSE, Histoires de peintures, Ed. Folio, 2006.

[4]Daniel ARASSE, Anselm Kiefer, Ed. du Regard, 2010.

[5]« Peut-on se faire historien de son temps », Histoires de peintures, ibid., p. 333.

[6]Daniel ARASSE, Anachroniques, préface de Catherine Bédard, Paris : Ed. Gallimard, coll. Arts et artistes, 2006.

[7]Daniel ARASSE, Anachroniques, Ibid., p. 83.

[8]Ibid. p. 88.

[9]Ibid. p. 95.

[10]Ibid. p. 126.

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