L’œil éclos #37

Muntaseen Abdul Mannan, en stage à la Fondation Francès, nous offre son regard sur une œuvre de la collection Francès : Michael Kvium, The In and Out Piece, 2013.

INTRODUCTION

Dans le vaste paysage de l’art contemporain européen, rares sont les artistes qui suscitent une réaction aussi viscérale, ambivalente et persistante que Michael Kvium. Artiste danois né en 1955, il s’est imposé comme une figure singulière, explorant les confins du grotesque, de l’absurde et de la décadence humaine. Son univers pictural, peuplé de personnages mutants, de clowns pathétiques et de corps étrangement figés, interpelle le spectateur de manière brutale. Kvium n’offre pas de regard apaisant sur le monde, mais tend plutôt un miroir déformant, cruel, à l’humanité contemporaine. Son langage visuel, mêlant l’héritage des grands maîtres classiques (Goya, Caravage, Rembrandt) à l’iconographie des mass médias et du cirque, donne naissance à un corpus d’une richesse inégalée.

The In and Out Piece, 2013, huile sur toile du peintre danois Michael Kvium, appartient à cette catégorie d’œuvres d’une intensité visuelle symbolique rare. Représentant un enfant nu affublé d’un masque cadavérique, le tableau convoque un univers où l’innocence se mue en malaise, et le corps devient un terrain d’exploration de l’abjection et du grotesque. Ce commentaire détaillé propose une lecture approfondie de cette œuvre en trois temps : une analyse formelle et symbolique de l’image, une mise en perspective théorique autour du corps abject, puis une ouverture sur la critique sociétale que porte Kvium à travers ses figures déroutantes.

I. ANALYSE FORMELLE ET SYMBOLIQUE : UNE IMAGE DU TROUBLE

La toile, de format modeste (45 x 40 cm), met en scène une figure enfantine isolée sur un fond noir uniforme. Le corps est peint dans des tons blafards, oscillant entre le rose livide et le cadavérique. La texture de la peau est molle, presque translucide. Le regard du spectateur est immédiatement capté par le masque : un crâne humain stylisé, porté par l’enfant comme un attribut grotesque et sinistre. Ce visage de mort, sur un corps juvénile, brouille les références temporelles : sommes-nous devant un enfant ou un spectre ? Devant un jeu ou une réalité métaphorique ?

Le seul autre élément figuratif est un long tuyau jaune qui sort du bas du corps de l’enfant, se perdant hors champs. Cette ligne interroge : est-ce un lien vital ? Un tube médical ? Un symbole de dépendance ? Kvium laisse cette ambiguïté planer, renforçant le malaise.

Le choix du fond noir accentue la sensation de solitude et de flottement. Il n’y a ni espace ni temporalité. Le corps flotte dans une sorte de néant, soulignant l’état de suspension du personnage.

II. LE CORPS ABJECT : UNE THÉORIE DE LA RUPTURE

Le tableau incarne puissamment la notion d’abject, telle que définie par Julia Kristeva. Dans Pouvoirs de l’horreur, elle décrit l’abject comme ce qui perturbe l’identité, le système, l’ordre. Ici, le corps de l’enfant, mêlé à une figure mortuaire, est littéralement au seuil : entre vie et mort, entre enfance et monstruosité, entre humain et inhumain.

Le grotesque chez Kvium, hérité des traditions picturales de Goya, de Bosch ou encore Bacon, est ici d’une grande subtilité : il ne repose pas sur la déformation outrancière, mais sur l’incongru, l’inacceptable. Il nous oblige à voir ce que nous refusons d’admettre : l’enfant n’est pas épargné par la laideur du monde. Le masque devient le symbole de transmission, un héritage de souffrance ou de condition imposée.

Cette toile, sans emphase, dit l’expérience du corps comme lieu de vulnérabilité, de déformation, de peur. Elle convoque la chair non comme érotisme, mais comme réceptacle du mal, des projections sociales et psychiques.

III. UNE CRITIQUE SOCIÉTALE IMPLICITE : L’ENFANT COMME FIGURE DE LA RÉVÉLATION

The In and Out Piece ne se contente pas d’évoquer la souffrance intime : elle la politise silencieusement. En plaçant un enfant dans cette posture énigmatique et glaçante, Kvium remet en question les normes contemporaines autour de l’enfance, de la pureté, du corps, de la vulnérabilité. L’enfant, souvent instrumentalisé dans la société comme figure du futur, devient ici miroir du présent dévoyé.

Il est possible de lire cette œuvre comme une métaphore du conditionnement : le masque serait celui que la société, les tubes les systèmes auxquels l’individu est relié, parfois contre son gré. Kvium aborde ainsi la perte d’autonomie, l’enfermement dans des rôles imposés, la normalisation d’états pathologiques.

La mise en scène du regard du spectateur est cruciale : il n’y a pas d’échappatoire. On est contraint de contempler cette image, de réagir. Kvium nous renvoie à nous-mêmes : c’est notre propre déni qu’il met en lumière.

CONCLUSION : UNE OEUVRE-MIROIR, À LA CROISÉE DE L’INTIME ET DU POLITIQUE

Avec The In and Out Piece, Michael Kvium ne livre pas seulement une peinture déroutante. Il propose une réflexion viscérale sur la condition humaine, sur le regard que la société porte (ou ne veut pas porter) sur la souffrance, la transformation, la déshumanisation.

Loin d’être gratuite, la laideur mise en image par Kvium a une fonction. En effet, elle permet de créer un face à face brutal avec notre réalité contemporaine. L’enfant masqué, loin d’être un monstre, devient alors symbole d’une vérité nue, que seule l’art peut rendre visible sans artifice.

En cela, l’œuvre résonne pleinement avec les missions de la Fondation Francès, qui, en accueillant des artistes comme Kvium, affirme son engagement pour un art vivant, exigeant et courageux, capable d’ouvrir des espaces de pensée là où la société peine à voir. La plaie, comme motif thématique d’exposition, se fait ici porte d’entrée vers une conscience plus aiguë de notre vulnérabilité partagée.


Michael Kvium, The In and Out Pieces, 2013. Huile sur toile ; 45 x 40 cm.

 

SOURCES PRINCIPALES SUR MICHAEL KVIUM 

  1. Site officiel de Michael Kvium, pour consulter ses œuvres, son style pictural, les thématiques récurrentes (le grotesque, le corps, l’absurde, etc.) et sa biographie.
  2. Exposition « Jaywalking Eyes » – ARoS Aarhus Kunstmuseum. Source centrale pour comprendre la structuration thématique de son œuvre et les motifs récurrents : cécité, absurdité, folie, corporalité dérangeante.
  3. Article : « Michael Kvium: The Human Grotesque », Scandinanvian Review, Vol. 101, n°2, 2014. Analyse approfondie du langage pictural de Kvium et de ses influences (Goya, Bosh, Bacon…).
  4. Catalogue de l’exposition « Circus Humanus », 1997 (Aarhus kunstmuseum), mise en contexte des installations et de la démarche globale de Kvium. Disponible via bibliothèques universitaires et musées scandinaves.
  5. Revue Art Press – Hors-Série Corps & Peinture, 2018, pour l’approche critique sur les représentations corporelles dans l’art contemporain, et le traitement de l’abject.

Références théoriques et critiques mobilisées : 

  1. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992), sur le regard du spectateur face à l’image, utile pour analyser l’impact du regard dans le tableau.
  2. Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection (1980), fondamentale pour comprendre l’effet de malaise et de fascination produit par l’image corporelle dégradée.
  3. Michel Foucault, Les Anormaux (cours au Collège de France, 1974-75),  pour penser les représentations des corps « déviants », hors-norme.
  4. Gilles DeleuzeFrancis Bacon, Logique de la sensation, (1981), pour aborder l’expressivité crue et
    « organique » du corps dans la peinture contemporaine. 
  5. Erwin Panofsky, La signification dans les arts visuels, pour la méthode d’analyse iconologique utilisée dans le commentaire (niveau iconographique, iconologique, symbolique).

Sources complémentaires pour contextualisation : 

  1. Fondation Francès (Senlis/ Clichy), informations sur l’exposition autour de la plaie et du corps souffrant, en lien avec d’autres artistes comme Kvium, Freud, Cahn.
  2. Textes critiques sur l’exposition collective, dossier de presse de la Fondation Francès (plaie, corps, douleur, réparation, abjection).
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