L’œil éclos #38

Muntaseen Abdul Mannan, en stage à la Fondation Francès, nous offre son regard sur une œuvre de la collection Francès : Marta Spagnoli, Scavenger IV, 2023

 

INTRODUCTION  

« Il y a dans toute blessure une part d’irrémédiable. » Cette citation pourrait résumer l’impact visuel et émotionnel de l’œuvre Scavenger IV de Marta Spagnoli qui est une artiste italienne contemporaine née en 1994. Cette peinture a été réalisée en 2023 et s’inscrit dans une série où le corps devient un champ de bataille pictural. En effet, c’est une surface d’excavation autant que de révélation. Scavenger qui veut dire « charognard », annonce dès le départ une œuvre qui s’intéresse à ce qui survit, à ce qui rampe, à ce qui reste après les destructions.

L’œuvre s’inscrit dans une tradition figurative réinventée, où la matière picturale devient chair, et la figure, un spectre de souffrance et de résilience. Dans une époque saturée d’images qui sont contrôlées et de récits qui sont lissés, Spagnoli propose une peinture du trouble, de l’âpre, de l’ambigu. Scavenger IV n’est pas simplement un tableau, c’est une rencontre. Une rencontre entre une mise en tension avec le visible et le sensible, entre la surface et ce qui la traverse. Nous analyserons cette œuvre en trois axes.

Tout d’abord, l’œuvre en tant que peinture de la matière, du corps comme lieu plastique, ensuite, l’œuvre comme une expérience esthétique du vertige, où la fascination se mêle à l’inconfort.

 

1.UNE FIGURATION VISCÉRALE : LE CORPS PEINT COMME MATIÈRE

L’œuvre de Marta Spagnoli convoque une peinture incarnée, au sens littéral du terme. Scavenger IV présente un corps indistinct, fragmenté, dont les limites semblent fondre dans une masse chromatique intense. Ce flou entre fond et forme, entre figure et décor, constitue l’un des gestes plastiques les plus forts de l’artiste. La figure n’est jamais isolée, elle est en tension avec ce qui l’environne, comme si elle luttait pour exister ou s’en extraire.

Le travail de Spagnoli repose sur une stratification de la matière. La peinture, posée en couches épaisses, témoigne d’un geste instinctif, parfois violent. On retrouve là une certaine filiation avec l’expressionnisme abstrait, notamment les œuvres de Francis Bacon ou de Frank Auerbach, où le pinceau devient scalpel. Marta Spagnoli ne cherche pas la représentation fidèle du corps : elle en explore la texture, l’épaisseur, l’effritement.

La palette chromatique est organique. En effet le rouge sombre évoque le sang, le violet et le noir des ecchymoses, alors que les touches claires, comme l’ocre, le blanc sale, suggèrent la peau, mais une peau qui est meurtrie, en transformation. Ce sont des couleurs du dedans, celles qu’on ne voit habituellement pas. L’intérieur devient extérieur. La figure peinte n’a pas de visage lisible, pas de contour clair. Elle est ce qui reste, un résidu humain, un charognard ou un corps charogné. Le scanvenger n’est pas simplement un prédateur, il est aussi celui qui survit dans les marges, qui vit de ce que les autres ont jeté. Ce corps incarne ainsi une condition précaire, entre la vie et la mort, entre la présence et la disparition.

 

2.CORPS SOUFFRANTS, CORPS POLITIQUES : UNE PEINTURE DU TROUBLE

Ensuite, sous l’apparente abstraction corporelle, Scavenger IV pose des questions politiques. La peinture devient ici l’archive sensible d’un corps blessé, mais aussi d’une société en crise. En s’éloignant des codes de la beauté classique, Marta Spagnoli rejoint un courant pictural qui revendique la vulnérabilité comme posture critique. Le corps représenté n’est pas glorieux, héroïque ou idéalisé. Il est traversé par la douleur, il est en train de s’ouvrir, de se décomposer. Il évoque ces figures marginales, les malades, les oubliés, les survivants, qui n’ont pas leur place dans l’imaginaire dominant. Le corps devient alors un outil de dévoilement. Car il montre ce que la société cache. C’est une peinture de l’indicible, qui refuse l’anecdote mais l’engagement. Le titre scavenger invite à penser la peinture comme un acte de récupération. Il s’agit de peindre avec ce qui reste, les blessures, les stigmates, les traces. Comme dans l’exposition présentée à la Fondation Francès en 2025 autour du motif de la plaie, l’œuvre de Spagnoli prend la blessure non comme une fin, mais comme un seuil. La plaie est passage entre l’intime et le collectif, entre l’agression et la résistance. Elle est ouverture, béance, mais aussi source d’énergie, de cri. Dans cette perspective, on peut lire l’œuvre à travers le prisme du féminisme, des études queer et postcoloniales, où le corps est envisagé comme un territoire politique. Le « scavenger »e st celui qui survit malgré tout, qui s’adapte, qui incarne une stratégie de résilience dans un monde violent. Le corps peint devient ainsi un manifeste silencieux, une surface de révolte.

 

3.UNE ESTHÉTIQUE DU VERTIGE : AMBIGUITÉ, FASCINATION, SILENCE

Face à Scavenger IV, le spectateur est désorienté. L’image ne se livre pas, elle résiste. C’est une peinture de la tension, elle est entre attrait et rejet, entre beauté et dégoût. Spagnoli cultive cette ambiguïté, ce flou volontaire, qui pousse à interroger nos propres seuils de tolérance. Le tableau ne donne pas de récit, car il n’illustre rien et n’affecte rien. Il agit sur le corps du regardeur, plus qu’il ne l’instruit. Cette démarche rejoint l’esthétique du vertige, où l’œuvre est une expérience du sensoriel avant d’être un message. La peinture devient presque une présence, elle respire, elle suppure, elle appelle et repousse à la fois. Cette dynamique est renforcée par l’absence de cadre narratif. On ne sait pas où l’on est, ni ce que l’on voit. On est directement plongé dans une matière qui bouge, presque dans un stade liquide, qui nous renvoie à nos propres peurs, la peur de souffrir, de disparaître, de devenir uniforme. Et pourtant, dans ce chaos visuel, quelque chose émerge, une forme de beauté, mais une beauté fragile, instable, dangereuse. Cette expérience du trouble est aussi ce que l’art contemporain peut offrir de plus radical. Il peut offrir une remise en question de nos certitudes perceptives, une ouverture vers l’indéfini. Le tableau n’est plus une fenêtre sur le monde, mais une surface sensible qui nous oblige à ressentir autrement.

 

CONCLUSION

À travers Scavenger IV, Marta Spagnoli nous confronte à une peinture du seuil, entre le corps et l’abstraction, entre le cri et le silence et entre le vivant et le résidu. En refusant toute facilité, toute esthétique séduisante, l’artiste nous pousse à reconsidérer la peinture comme un acte incarné, profondément lié à l’expérience humaine, à la souffrance, à la transformation. Le tableau devient alors plus qu’un objet visuel, il est un événement, une présence, un vertige. Une surface où s’écrivent les mémoires du corps, les récits refoulés, les tensions sociales. Une œuvre qui ne se regarde pas seulement, elle se traverse. En ce sens, Scavenger IV trouve un écho particulièrement juste dans le fait qu’elle soit exposée dans la Galerie F de la Fondation Francès, qui explore depuis plusieurs années les liens entre art contemporain, corps et trauma. En présentant cette œuvre aux côtés d’artistes comme Miriam Cahn, la Fondation rappelle l’importance de l’art comme espace de résistance, de survivance et de trouble. Là où la plaie ne se referme pas ; l’art continue d’habiter.

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