L’Oeil éclos

L’œil éclos #38

L’œil éclos #38

Muntaseen Abdul Mannan, en stage à la Fondation Francès, nous offre son regard sur une œuvre de la collection Francès : Marta Spagnoli, Scavenger IV, 2023

 

INTRODUCTION  

« Il y a dans toute blessure une part d’irrémédiable. » Cette citation pourrait résumer l’impact visuel et émotionnel de l’œuvre Scavenger IV de Marta Spagnoli qui est une artiste italienne contemporaine née en 1994. Cette peinture a été réalisée en 2023 et s’inscrit dans une série où le corps devient un champ de bataille pictural. En effet, c’est une surface d’excavation autant que de révélation. Scavenger qui veut dire « charognard », annonce dès le départ une œuvre qui s’intéresse à ce qui survit, à ce qui rampe, à ce qui reste après les destructions.

L’œuvre s’inscrit dans une tradition figurative réinventée, où la matière picturale devient chair, et la figure, un spectre de souffrance et de résilience. Dans une époque saturée d’images qui sont contrôlées et de récits qui sont lissés, Spagnoli propose une peinture du trouble, de l’âpre, de l’ambigu. Scavenger IV n’est pas simplement un tableau, c’est une rencontre. Une rencontre entre une mise en tension avec le visible et le sensible, entre la surface et ce qui la traverse. Nous analyserons cette œuvre en trois axes.

Tout d’abord, l’œuvre en tant que peinture de la matière, du corps comme lieu plastique, ensuite, l’œuvre comme une expérience esthétique du vertige, où la fascination se mêle à l’inconfort.

 

1.UNE FIGURATION VISCÉRALE : LE CORPS PEINT COMME MATIÈRE

L’œuvre de Marta Spagnoli convoque une peinture incarnée, au sens littéral du terme. Scavenger IV présente un corps indistinct, fragmenté, dont les limites semblent fondre dans une masse chromatique intense. Ce flou entre fond et forme, entre figure et décor, constitue l’un des gestes plastiques les plus forts de l’artiste. La figure n’est jamais isolée, elle est en tension avec ce qui l’environne, comme si elle luttait pour exister ou s’en extraire.

Le travail de Spagnoli repose sur une stratification de la matière. La peinture, posée en couches épaisses, témoigne d’un geste instinctif, parfois violent. On retrouve là une certaine filiation avec l’expressionnisme abstrait, notamment les œuvres de Francis Bacon ou de Frank Auerbach, où le pinceau devient scalpel. Marta Spagnoli ne cherche pas la représentation fidèle du corps : elle en explore la texture, l’épaisseur, l’effritement.

La palette chromatique est organique. En effet le rouge sombre évoque le sang, le violet et le noir des ecchymoses, alors que les touches claires, comme l’ocre, le blanc sale, suggèrent la peau, mais une peau qui est meurtrie, en transformation. Ce sont des couleurs du dedans, celles qu’on ne voit habituellement pas. L’intérieur devient extérieur. La figure peinte n’a pas de visage lisible, pas de contour clair. Elle est ce qui reste, un résidu humain, un charognard ou un corps charogné. Le scanvenger n’est pas simplement un prédateur, il est aussi celui qui survit dans les marges, qui vit de ce que les autres ont jeté. Ce corps incarne ainsi une condition précaire, entre la vie et la mort, entre la présence et la disparition.

 

2.CORPS SOUFFRANTS, CORPS POLITIQUES : UNE PEINTURE DU TROUBLE

Ensuite, sous l’apparente abstraction corporelle, Scavenger IV pose des questions politiques. La peinture devient ici l’archive sensible d’un corps blessé, mais aussi d’une société en crise. En s’éloignant des codes de la beauté classique, Marta Spagnoli rejoint un courant pictural qui revendique la vulnérabilité comme posture critique. Le corps représenté n’est pas glorieux, héroïque ou idéalisé. Il est traversé par la douleur, il est en train de s’ouvrir, de se décomposer. Il évoque ces figures marginales, les malades, les oubliés, les survivants, qui n’ont pas leur place dans l’imaginaire dominant. Le corps devient alors un outil de dévoilement. Car il montre ce que la société cache. C’est une peinture de l’indicible, qui refuse l’anecdote mais l’engagement. Le titre scavenger invite à penser la peinture comme un acte de récupération. Il s’agit de peindre avec ce qui reste, les blessures, les stigmates, les traces. Comme dans l’exposition présentée à la Fondation Francès en 2025 autour du motif de la plaie, l’œuvre de Spagnoli prend la blessure non comme une fin, mais comme un seuil. La plaie est passage entre l’intime et le collectif, entre l’agression et la résistance. Elle est ouverture, béance, mais aussi source d’énergie, de cri. Dans cette perspective, on peut lire l’œuvre à travers le prisme du féminisme, des études queer et postcoloniales, où le corps est envisagé comme un territoire politique. Le « scavenger »e st celui qui survit malgré tout, qui s’adapte, qui incarne une stratégie de résilience dans un monde violent. Le corps peint devient ainsi un manifeste silencieux, une surface de révolte.

 

3.UNE ESTHÉTIQUE DU VERTIGE : AMBIGUITÉ, FASCINATION, SILENCE

Face à Scavenger IV, le spectateur est désorienté. L’image ne se livre pas, elle résiste. C’est une peinture de la tension, elle est entre attrait et rejet, entre beauté et dégoût. Spagnoli cultive cette ambiguïté, ce flou volontaire, qui pousse à interroger nos propres seuils de tolérance. Le tableau ne donne pas de récit, car il n’illustre rien et n’affecte rien. Il agit sur le corps du regardeur, plus qu’il ne l’instruit. Cette démarche rejoint l’esthétique du vertige, où l’œuvre est une expérience du sensoriel avant d’être un message. La peinture devient presque une présence, elle respire, elle suppure, elle appelle et repousse à la fois. Cette dynamique est renforcée par l’absence de cadre narratif. On ne sait pas où l’on est, ni ce que l’on voit. On est directement plongé dans une matière qui bouge, presque dans un stade liquide, qui nous renvoie à nos propres peurs, la peur de souffrir, de disparaître, de devenir uniforme. Et pourtant, dans ce chaos visuel, quelque chose émerge, une forme de beauté, mais une beauté fragile, instable, dangereuse. Cette expérience du trouble est aussi ce que l’art contemporain peut offrir de plus radical. Il peut offrir une remise en question de nos certitudes perceptives, une ouverture vers l’indéfini. Le tableau n’est plus une fenêtre sur le monde, mais une surface sensible qui nous oblige à ressentir autrement.

 

CONCLUSION

À travers Scavenger IV, Marta Spagnoli nous confronte à une peinture du seuil, entre le corps et l’abstraction, entre le cri et le silence et entre le vivant et le résidu. En refusant toute facilité, toute esthétique séduisante, l’artiste nous pousse à reconsidérer la peinture comme un acte incarné, profondément lié à l’expérience humaine, à la souffrance, à la transformation. Le tableau devient alors plus qu’un objet visuel, il est un événement, une présence, un vertige. Une surface où s’écrivent les mémoires du corps, les récits refoulés, les tensions sociales. Une œuvre qui ne se regarde pas seulement, elle se traverse. En ce sens, Scavenger IV trouve un écho particulièrement juste dans le fait qu’elle soit exposée dans la Galerie F de la Fondation Francès, qui explore depuis plusieurs années les liens entre art contemporain, corps et trauma. En présentant cette œuvre aux côtés d’artistes comme Miriam Cahn, la Fondation rappelle l’importance de l’art comme espace de résistance, de survivance et de trouble. Là où la plaie ne se referme pas ; l’art continue d’habiter.

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L’œil éclos #36

L’œil éclos #36

Muntaseen Abdul Mannan, en stage à la Fondation Francès, nous offre son regard sur une œuvre de la collection Francès : Miriam Cahn, Übermalfreude.

INTRODUCTION 

En 2023, l’exposition de Miriam Cahn au Palais de Tokyo a suscité une vive controverse : une de ses œuvres représentant une scène de viol de guerre a été accusée par certains groupes politiques et religieux de
« pédopornographie ». Face à cette attaque, l’artiste suisse a tenu à rappeler le sens de son travail qui est de donner forme à l’horreur, dénoncer les violences faites aux corps, en particulier ceux des plus vulnérables. Ce scandale a paradoxalement renforcé la portée de son geste artistique qui est de déranger, bousculer et montrer ce que l’on ne veut pas voir.

Miriam Cahn, artiste suisse née en 1949 à Bâle, s’inscrit dans une génération d’artistes où le geste créatif s’articule avec une pensée engagée. Marquée très tôt par les mouvements féministes et antinucléaires des années 1970, son travail plastique est indissociable d’un positionnement critique face aux structures de pouvoir, aux violences systématiques et aux formes d’invisibilisation des corps. Dans Übermalfreude (2013), peinture à l’huile de grand format, l’artiste déploie une figuration charnelle et éthérée du corps, en tension entre apparition et effacement. Cette œuvre, au-delà de son aspect visuel, engage une véritable confrontation avec le regardeur.

L’exposition de Miriam Cahn au Palais de Tokyo en 2023, bien que saluée par la critique, a également été le théâtre d’une polémique intense autour de certaines de ses œuvres. Accusée à tort de promouvoir des images à caractère pédopornographique, Cahn s’est retrouvée au cœur d’un débat mêlant puissance de son œuvre qui est dérangeante, provocante, mais toujours nécessaire. Elle montre que l’art, et particulièrement l’art de Cahn, est encore capable de produire un trouble social, de provoquer des débats fondamentaux sur la liberté de création, la représentation du corps et les limites de la visibilité.

Dans ce commentaire, nous cherchons ici à analyser Übermalfreude comme un espace de résistance, une surface où le corps devient à la fois sujet, médium et territoire de lutte. Pour ce faire, nous développerons notre propos en trois parties. Tout d’abord, nous aborderons les choix plastiques et esthétiques de Cahn, ensuite nous étudierons la question du corps comme vecteur d’expérience politique et sensorielle et enfin nous discuterons de la dimension engagée et universelle de l’œuvre à travers sa capacité à produire un trouble.

I. L’ESTHÉTIQUE DU SURGISSEMENT : FORMES, COULEURS, TECHNIQUES

            Übermalfreude se présente comme une peinture à l’huile sur toile, au format horizontal (85 x 160 cm), typique de la pratique de Cahn qui explore l’espace pictural comme une scène. Dès le premier regard, ce qui frappe est le contraste violent entre les tons sombres de l’arrière-plan et l’éclat quasi phosphorescent de la figure centrale. La silhouette humaine, nue et androgyne, semble jaillir du fond noir avec une intensité presque surnaturelle.

Les traits son flous, les contours fondus. Miriam Cahn ne cherche pas la précision anatomique mais plutôt une vérité sensorielle. L’huile, souvent appliquée au doigt ou avec des outils non conventionnels, offre un rendu organique, irrégulier et vivant. Le corps peint semble flotter, suspendu entre révélation et disparition. Il est présent mais insaisissable, comme une empreinte ou un spectre. Elle travaille souvent au sol et Cahn revendique cette technique gestuelle comme une forme d’écriture instinctive, refusant l’académisme pour privilégier l’impact direct. Cette pratique trouve son origine dans ses débuts comme dessinatrice et dans son intérêt pour les pratiques performatives.

Cette manière de traiter le corps s’accompagne d’une palette chromatique expressive. En effet l’utilisation du rouge vif pour les chairs, du bleu ou du violet pour les ombres, sur un fond obscur souligne cette palette chromatique expressive. L’artiste convoque une vision presque primitive du corps dépouillé de tout artifice, ramenée à une intensité brute. Ces couleurs ne sont pas décoratives, elles traduisent des états émotionnels ou des expériences corporelles. Le rouge, récurrent dans son œuvre, peut ainsi évoquer à la fois la vie, la chair et la violence.

II. LE CORPS COMME CHAMP DE FORCES : VULNÉRABILITÉ, EXPOSITION, CONFRONTATION

Le corps dans Übermalfreude n’est pas simplement représenté : il est mis à nu, offert au regard. Mais cette exposition ne s’inscrit pas dans une logique voyeuriste. Au contraire, il s’agit d’une confrontation. La figure regarde souvent le spectateur, de face, les yeux grands ouverts. Cette frontalité oblige le regardeur à se positionner. En effet, il ne pourra pas être neutre car il est désormais impliqué.

Ensuite, ce face-à-face met en jeu la vulnérabilité car le corps est sans défense, sans nom, sans attribut. Et pourtant, il affirme sa présence avec force. Il résiste à l’effacement. Ce paradoxe, entre fragilité et puissance, est au cœur du travail de Miriam Cahn. Il renvoie aussi aux corps marginalisés comme les femmes, les enfants, les survivants des violences, les exclus des normes sociales. Cette approche fait écho à l’idée du « corps exposé » développée dans la philosophie féministe contemporaine, notamment chez Judith Butler, pour qui la visibilité du corps vulnérable est aussi un lieu de revendication politique.

Par cette mise à nu, Miriam Cahn engage une esthétique du trouble. Ce n’est pas la beauté qui compte, mais l’impact émotionnel. L’image devient une surface sensible, qui renvoie à nos peurs, nos colères, nos responsabilités. « Montrer ce qui dérange », dit-elle, est une manière de résister. Dans une époque saturée d’images lisses et normées, l’artiste utilise la peinture comme une friction, une mise en tension du regard et de la conscience.

III. UNE PEINTURE ENGAGÉE : DE L’INTIME AU POLITIQUE, DU SINGULIER À L’UNIVERSEL

Depuis les années 1990, l’engagement politique de Cahn est inscrit dans son geste artistique. Elle mêle dans ses œuvres le récit intime et les réalités collectives. Si Übermalfreude semble de prime abord d’ordre introspectif, il participe en fait d’une démarche plus large, donner corps à l’indicible. La violence, l’exil, le traumatisme, la solitude s’incarne dans ces figures qui hantent la toile.

Le titre lui-même, Übermalfreude, peut se traduire par « le plaisir de trop peindre » ou « la joie de peindre par-dessus ». Il contient une forme de jubilation, mais aussi une volonté d’effacement ou de réécriture. C’est là une stratégie, peindre pour couvrir, pour dévoiler autrement, pour re-signifier le visible. Cette superposition de couches évoque une histoire qui ne peut être dite d’un seul trait, mais qui se construit dans l’accumulation, le recouvrement et la réminiscence.

L’artiste Miriam Cahn fait du geste pictural un acte de survie, de reprise de pouvoir. Dans ses performances, elle peint au sol ; à hauteur de corps, dans une relation directe et physique avec la matière. Cela rend son travail proche de rituels archaïques, comme si la peinture redevenait un langage premier, préverbal, instinctif. Elle considère l’art comme un prolongement du corps, un exutoire pour les violences subies, mais aussi un vecteur d’empathie.

Son art en ce sens, n’est pas un commentaire mais une expérience. Il ne raconte pas, il fait sentir. Il invite le spectateur à entrer dans une zone d’inconfort, nécessaire pour voir autrement. Cette volonté de troubler et de faire ressentir a été au cœur de la polémique suscitée lors de son exposition au Palais de Tokyo en 2023, où certaines de ses œuvres furent temporairement retirées avant d’être réintégrées. Cela témoigne de la puissance politique de son œuvre, mais aussi de sa capacité à interroger les limites de la représentation.

CONCLUSION

Übermalfreude de Miriam Cahn s’inscrit dans une démarche artistique où la peinture est à la fois surface plastique et territoire de lutte. Le corps, tel qu’elle le représente, est un lieu de mémoire, de traumatisme mais aussi de résilience. Il se tient entre visible et invisible, entre silence et cri.

Par ses choix esthétiques audacieux, son engagement féministe et sa volonté de dévoiler les formes d’oppression et de douleur, Cahn nous oblige à regarder autrement, ses créations artistiques ne proposent pas de réponses, mais ouvrent des questions, provoquent des émotions, déstabilise.

Dans une société marquée par l’uniformisation du visible et la marchandisation des corps, une œuvre commeÜbermalfreude agit comme un acte de résistance, un cri silencieux, une présence qui persiste, une peinture qui nous regarde.

Ce n’est donc pas un hasard si Übermalfreude a intégré la collection Francès, dont l’un des axes majeurs d’exposition et de réflexion porte sur les représentations du corps contemporain. Dans ce contexte, l’œuvre de Miriam Cahn agit comme un prisme, c’est-à-dire qu’elle condense les enjeux du corps sensoriel et visuel intense. Ainsi, Übeemalfreude ne se contente pas d’exister sur une toile, elle persiste en nous, comme un souffle, une secousse, un miroir troublant de notre humanité.

Miriam Cahn, Übermalfreude, 2013, huile sur toile 85 x 160 x 3 cm. Collection Francès

SOURCES PRINCIPALES

Pour rédiger ce commentaire d’œuvre j’ai utilisé les sources principales suivantes :

  1. Dossier de presse de l’exposition « Ma pensée sérielleé – Palais de Tokyo (2023)

Cette source présente un panorama complet de la pratique de Miriam Cahn, avec une analyse de ses thématiques récurrentes (le corps, la violence, l’engagement, la mémoire).

  1. Catalogue de l’exposition « Miriam Cahn : Ich als Mensh » -Kunstmuseum Bern (2019)

Cette source m’a été très utile pour comprendre le rapport de l’artiste au corps, à la peinture comme acte performatif, et à ses engagements féministes

  1. Entretien avec Miriam Cahn dans ArtPress n°482 (février2021)

L’artiste y parle de son processus créatif, du rôle du corps, et de son rapport à la violence et à la mémoire.

  1. Livre : « Miriam Cahn : Corps et guerre », ed. JRP/Ringier, 2012

Ce livre propose des essais critiques et une réflexion sur la portée politique et émotionnelle de ses œuvres.

  1. Site officiel de Miriam Cahn

Contient une grande partie de ses œuvres, ainsi que ses textes et manifestes.

  1. Critiques dans Le Monde, Libération et feize (entre 2018 et 2023)

Notamment à l’occasion des expositions à Paris, Bâle, ou Kassel (Documenta 14 et 15).

  1. Judith Butler, Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence, 2004

Ses réflexions permettent d’approfondir le rapport entre exposition corporelle et résistance.

  1. Miriam Cahn, DRAWING ROMME CONFESSIONS, 2011
  2. Miriam Cahn, I AS HUMAN, 2019
  3. Miriam Cahn überdachter flluchtwege, 2006,

 

 

 

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L’Oeil éclos #35

L’Oeil éclos #35

Gavin TurkHabitat, bronze peint, 2004

« Successful art is that which is most misunderstood by the greatest number of people. » – Gavin Turk[1]

Gavin Turk (1967 -) est un artiste anglais qui vit et travaille à Londres. Il est surtout reconnu pour sa pratique de la sculpture, où il explore diverses techniques et matériaux tels que le bronze, la cire et même des objets du quotidien comme des déchets. Dès ses débuts, Turk a attiré l’attention du monde de l’art. En 1991, le Royal College of Art lui a refusé son diplôme à cause de son installation provocante Cave : un atelier vidé, peint en blanc, orné d’une plaque commémorant sa propre présence dans l’atelier entre 1989 et 1991. Ce geste lui a valu un certain scandale, mais a aussi attiré l’attention du célèbre collectionneur Charles Saatchi, ce qui a porté Turk dans le groupe des Young British Artists (YBA), connus pour leur art polémique et insolant.

À travers ses œuvres, Turk interroge la société contemporaine, et plus particulièrement le monde de l’art. Il recontextualise des objets du quotidien, bouleversant ainsi les notions d’autorité, de signification et l’identité de l’artiste dans l’histoire de l’art. Il questionne le rôle de l’artiste dans une société capitaliste et les valeurs qui lui sont attribuées. Souvent, il détourne et remploie des œuvres d’art très célèbres ; ses travaux entrent en dialogue avec d’autres artistes, comme dans la tradition d’Andy Warhol et Jasper Johns.

Le bronze, un matériau avec une forte connotation historique, joue un rôle clé dans de nombreuses œuvres de Turk. Utilisé depuis la Renaissance pour célébrer des figures de pouvoir et des sujets importants, le bronze est ici subverti : Turk utilise ce matériau aussi prestigieux pour représenter des objets du quotidien, incitant à réfléchir sur les critères qui définissent la valeur d’une œuvre.

Habitat (2004)
Habitat est l’un des exemples les plus frappants de cette démarche. Cette sculpture en bronze représente un sac de couchage, objet ordinaire de l’environnement urbain, associé aux sans-abris. Le titre, « Habitat », évoque généralement l’idée d’un intérieur confortable, mais ici il fait référence à un « foyer » précaire. Ce choix de sujet critique l’individualisme de la société contemporaine, tout en soulignant son indifférence croissante envers les personnes marginalisées.

Avec sa surface apparemment usée et sale et ses formes évoquant un paysage naturel, Habitat semble d’abord doux et réconfortant : pourtant, le trompe d’œil se révèle dans la matérialité inflexible de l’œuvre, rigide et fixe, chaque pli du nylon froissé étant figé dans le bronze.

[1] Monograph, prèmiere monographie de l’artiste, écrit par Iain Sinclair and Judith Collins, 2013, ed. Prestel

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L’oeil éclos #34

L’oeil éclos #34

Seon-Ghi Bahk, Point of View Black Graphite Chair, 2009

 

Seon-Ghi Bahk est un artiste sud-coréen né en 1966 à Sunsan. Diplômé des Beaux-arts de l’université de Séoul en 1994, il part ensuite étudier la sculpture en Italie, à l’université de Brera à Milan. C’est au cours de ce séjour qu’il commence à s’interroger sur la dynamique de la sculpture dans l’espace et la perception que nous pouvons en avoir. Ses œuvres dialoguent avec les lieux d’exposition et invite le visiteur à déambuler autour.

Un autre élément intrinsèque à l’œuvre de Bahk est le charbon de bois. Dans la tradition coréenne, il est utilisé dans des rituels de purification pour éloigner les mauvais esprits ou annoncer la naissance d’un enfant. Dès la fin des années 1980, le charbon devient le matériau de prédilection de l’artiste. Prenant une autre forme de l’existence de l’arbre, entre le vivant et le mort, il symbolise la renaissance, le cycle de vie infini de la nature dont nous faisons partie.

Dans ses sculptures et installations, Bahk met en scène le rapport de l’humain avec la nature. Ses œuvres illustrent, à travers leur légèreté et leur fragilité, les connexions intimes entre le devenir de l’être et le déclin, et symbolisent en somme le caractère cyclique de la vie.

Point of View Black Graphite Chair, de 2009, est emblématique de l’œuvre de Bahk. On y retrouve le graphite, dont la présence est soulignée dans le titre, ainsi qu’un jeu de perspective incitant le visiteur à se déplacer dans l’espace pour contempler la sculpture et trouver le bon angle de vue. Il représente en anamorphose (une image déformée, visible correctement sous un certain angle) un fauteuil sur lequel sont posés des livres, un journal, une paire de lunettes et une tasse, le tout donnant l’impression d’un dessin qui prend vie dans l’espace. Or, il s’agit d’une œuvre sculptée dans la pierre graphite qui, lorsqu’on ne la regarde pas du bon angle, devient un objet bidimensionnel, sans profondeur. Le mobilier est aplati et déformé et il perd non seulement son volume et son poids, mais aussi son confort et sa commodité. Il devient inutile. La familiarité de l’objet banal est tout d’un coup renversée de façon subversive. Bahk nous rappelle « que nous ne voyons que ce que nous regardons – juste une vue d’un objet1 ». Le spectateur doit se déplacer et trouver le bon angle pour voir le fauteuil en trois dimension. Ainsi, comme le résume Choi Tae-Man « deux espaces coexistent dans cette œuvre et se déplacent dans deux dimensions différentes2 ».

La perspective renvoie non seulement à la technique de représentation picturale mais aussi au regard que l’on porte sur une situation. Avec Point of View Black Graphite Chair, l’artiste rappelle que c’est notre perception qui permet de voir les choses, et que la vérité des choses est toujours cachée derrière la substance matérielle, le factice et la banalité. Bahk nous pousse à rediriger notre regard et à varier ainsi notre point de vue dès lors que nous nous positionnons différemment. Il explique : « Jusqu’à présent, mes travaux sur les points de vue ont consisté à montrer l’aspect fictif et la folie de la perspective. […] Les objets malformés que j’ai fabriqués amèneront mieux les gens à voir l’essence des choses3 ».

Notes :

1Seon-Ghi Bahk, « An art work is a result of reconstructing a perfect form. Reconstructions of perfect forms! », dans Seon-Ghi Bahk, 2018, p.36.

2Choi Tae-Man, « Seon-Ghi Bahk’s Three Projects », dans Seon-Ghi Bahk, 2018, p.24.

3Idem.

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L’oeil éclos #33

L’oeil éclos #33

Agatoak Ronny Kowspi, Wanmai, 2003, peinture sur toile contrecollée sur carton, 40,6 x 50,8 cm

Agatoak Ronny Kowspi (né en 1977) est un peintre Kwoma, vivant en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Second fils de Raymond Kowspi Marek, il s’engage avec son père et son frère aîné, Robin Chiphowka Kowspi, dans l’art contemporain au début des années 2000. Avec de l’acrylique sur papier ou sur toile, ils représentent les mythes kwoma. Depuis peu, Agatoak explore des thèmes liés aux changements et défis en cours dans notre société, comme la perte des liens avec la nature.

Dans sa toile Wanmai (2003), il peint le mythe originel du peuple kwoma. Au centre de la composition, remarquable par l’utilisation du vert, se trouve un sanglier qui se nomme Djembiyamos. Un homme, Guayamba, est attaché à sa queue. Kowspi représente le moment culminant du mythe, la traversée du Wanmai, nom du passage entre un monde et un autre, et la découverte par l’homme du monde sur terre. Le sanglier vient de sortir du passage alors que l’homme y est encore.

« Jadis, il y a très longtemps, les hommes vivaient sous terre, et tout ce qu’ils voyaient en regardant en haut était obscur. Ils ne pouvaient pas regarder vers le ciel », explique Raymond Kowspi Marek, le père d’Agatoak.

Guayamba découvre le Wanmai après avoir remarqué que son sanglier revenait les soirs couvert d’une terre rouge inexistante dans leur monde souterrain. Alors, il décide un jour de le suivre. A l’entrée du Wanmai, il s’accroche à la queue de l’animal qui le hisse vers le haut, à la surface de la terre. « Là-haut, poursuit Kowspi Marek, le soleil, la terre, les oiseaux, les arbres : tout était transformé. Tout était devenu clair et lumineux. La couleur de la terre portée par Djembiyamos scintillait sur une île au loin: Kwoaga ».

Avec l’utilisation du vert et du jaune, Agatoak Kowspi transmet les couleurs que découvre Guayamba à sa sortie du passage. Dans l’arrière-plan, l’artiste expérimente une stylisation végétale qu’il imagine être celle de l’époque de ses ancêtres et souhaite créer une expérience visuelle captivante. Pour Agatoak Kowspi, « motifs et personnages sont tous d’un seul tenant ». Le vert qui domine la composition est une couleur nouvelle dans la tradition picturale kwoma. En effet, les Kowspi sont les premiers à expérimenter les couleurs non-naturelles avec l’utilisation de l’acrylique.

Après cette découverte du nouveau monde, l’homme redescend sous terre pour aller chercher les habitants du monde souterrain et tous remontèrent à la surface. Ils construisirent un village et la première maison cérémonielle, Weinbongur. Rapidement, l’île devient trop petite, les hommes traversent alors le fleuve.

Les hommes restés sur place s’appellent aujourd’hui les Nukuma, les hommes du fleuve. Les autres, qui partirent en quête d’autres terres, grimpèrent les montagnes Washnuk. C’est de là que vient le nom Kwoma – de kwo, les / collines, et Ma, les hommes.

« Telle est l’histoire dont est issu le peuple Kwoma ».

Agatoak et son frère Robin sont actuellement en résidence à Paris, à la Cité Internationale des Arts dans le cadre du programme de résidences internationales de l’Association Françoise pour l’œuvre contemporaine en société. À cette occasion, les deux artistes, ainsi que leur père, sont exposés à la Fondation Francès pour deux expositions-événements, à Senlis et à Clichy.

Cette peinture est visible à la Fondation Francès, à Clichy, au 21 rue Georges Boisseau, du 1er au 14 mars 2024.
Ouverture en présence des artistes le samedi 2 et dimanche 3 mars !
Visite sur réservation : en cliquant ici.

L’exposition de Senlis est ouverte du 23 février 2024 et jusqu’au 24 mars, au 27 Rue Saint-Pierre.
Entrée libre du mercredi au samedi de 11h à 19h.

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L’oeil éclos #32

L’oeil éclos #32

Robin Chiphowka Kowspi, Sans titre (Kumurr), 2004, acrylique sur papier, 63,5×51 cm

Robin Chiphowka Kowspi (né en 1974) est un peintre Kwoma, vivant en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Fils aîné de Raymond Kowspi Marek, chef séculier, Robin s’engage avec son père et son frère cadet, Agatoak Ronny Kowspi, dans l’art contemporain au début des années 2000. Avec de l’acrylique sur papier ou sur toile, chacun représente à sa manière les mythes kwoma et les réactualise.

Dans ce dessin sans-titre datant de 2004, Robin représente une scène issue du mythe Kumurr. Kumurr est l’esprit-mère des sangliers, reconnaissable à ses oreilles coupées. C’est elle que l’on voit peinte en train de porter une maison.
Un jour, lors d’une promenade, elle rencontre deux adolescents, frère et sœur. Les deux enfants avaient été abandonnés par leur père et vivent seuls depuis. L’esprit-mère, inquiète pour les enfants, veut les prendre sous son aile et offre alors aux deux jeunes de s’installer dans son village. Le frère et la sœur refusent mais proposent à la place qu’elle vienne leur rendre visite de temps en temps, ce que Kumurr accepte.
Mais la nuit même, elle va retrouver les enfants avec les sangliers de son village pour les faire venir discrètement dans son village. Pour cela Kumurr porte la maison du frère et de la sœur tandis que les sangliers déménagent et recréèrent l’environnement autour de la maison des jeunes au sein de leur village.

C’est ce moment que Robin a décidé de représenter. On voit Kumurr soulever la maison et la terre dans laquelle elle est enracinée. Autour, notamment sur la partie supérieure, il est possible de discerner des masques aux couleurs vives, rappelant que Kumurr est un esprit. Initiant son processus créatif par des dessins au crayon, Robin équilibre ensuite les couleurs, les mélangeant souvent de manière ingénieuse. Il réalise ses peintures en imaginant les couleurs du passé qui illustrent l’environnement et les personnages des mythes.

Robin et son frère Agatoak sont actuellement en résidence à Paris, à la Cité Internationale des Arts dans le cadre du programme de résidences internationales de l’Association Françoise pour l’œuvre contemporaine en société. À cette occasion, les deux artistes, ainsi que leur père, sont exposés à la Fondation Francès pour deux expositions-événements, à Senlis et à Clichy.

Cette peinture est visible dans l’exposition de Senlis, ouverte à partir du 23 février 2024 et jusqu’au 24 mars, au 27 Rue Saint-Pierre. Entrée libre du mercredi au samedi de 11h à 19h.

Celle de Clichy ouvre du 1er mars au 14 mars, au 21 rue Georges Boisseau. Ouverture en présence des artistes le samedi 2 et dimanche 3 mars ! Visite sur réservation : en cliquant ici. 

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